Formidablement tranchants et affichant un prix rassurant, les couteaux japonais sont l’un des produits d’exportation les plus célèbres du pays. Leur réputation mondiale est renforcée par l’intérêt croissant pour la cuisine japonaise et par l’essor de la cuisine à domicile consécutif à la pandémie. Selon le Japanese Times, en 2022, la valeur des exportations d’ustensiles de cuisine a atteint le chiffre record de 12 milliards de yens (soit une hausse de 30 % par rapport aux 9 milliards de 2021), tandis qu’en 2023, le nombre de recherches sur les couteaux japonais dans les moteurs de recherche est au plus haut depuis cinq ans.
Toutefois, la quête d’une alimentation saine et la cuisine familiale n’expliquent pas tout. La popularité du couteau japonais repose également sur sa lame tranchante, affinée au cours de siècles de fabrication d’épées. Alors que le reste du monde utilise des lames produites en masse souvent aiguisées à la machine, les couteaux japonais sont forgés à la main par des artisans respectés.
« Nous échangeons sans cesse idées et compétences afin de maîtriser notre métier et de transmettre toutes les connaissances et l’expertise acquises à la génération suivante. C’est ainsi que le secteur pourra continuer à prospérer. »
Takumi Ikeda, COUTELIER, ANRYU KNIVES
C’est ce concept d’une communauté d’artisans appliquant des méthodes traditionnelles à des défis modernes qui nous conduit à prendre le train pour la ville de Takefu, nichée dans la préfecture de Fukui, afin de visiter le Takefu Knife Village, où sont fabriqués les magnifiques Echizen Uchihamono, des couteaux forgés, tranchants comme des rasoirs.
Des touristes du monde entier nous rendent visite, explique Michiyo Kasashima, le secrétaire général du Village, où une communauté d’artisans issus de 13 maisons différentes fabrique des couteaux forgés en utilisant les compétences et les techniques transmises de génération en génération. « Jamais nous n’avions connu une telle augmentation de la demande d’Echizen Uchihamono [couteaux forgés]. »
Pourtant, cet artisanat ne date pas d’hier. La genèse de la tradition coutelière de Takefu remonte au XIVe siècle, lorsque le forgeron kyotoïte Chiyozuru Kuniyasu a découvert que l’eau pure et l’acier de qualité de la région étaient parfaits pour affiner son art. Au départ, Kuniyasu fabriquait des serpes pour les forgerons. Grâce à ses compétences en matière de fabrication d’épées japonaises, celles-ci connurent un succès immédiat dans tout le pays. Bien vite, Takefu devint synonyme de forgerons talentueux.
Le véritable tournant a toutefois été la création du village coutelier de Takefu. Sous l’impulsion du célèbre concepteur japonais Kazuo Kawasaki, le concept de design industriel moderne et un esprit communautaire ont été intégrés à la pratique séculaire de la coutellerie.
Mais tout n’a pas été facile. Vers la fin du siècle dernier, les ventes connurent un déclin face à la concurrence mondiale des fabricants de couteaux bon marché à l’étranger, conjuguée à la désaffection de la jeune génération pour l’artisanat. Plutôt que d’abandonner le projet, Kawasaki et sa communauté d’artisans cherchèrent ensemble une solution. Faisant preuve d’un esprit combatif, ils organisèrent avec succès une exposition de couteaux, d’abord à Tokyo, puis à New York. Le résultat fut une reconnaissance mondiale et l’achèvement du Takefu Knife Village en 1993.
Aujourd’hui, ce sens profond de la fierté et du soutien de la communauté dépasse largement le cadre de ces artisans de la première heure. À Takefu, les jeunes sont également déterminés à faire leurs preuves en tant qu’artisans couteliers. Notamment Takumi Ikeda, qui a rejoint Anryu Knives, l’une des enseignes du village, après avoir terminé ses études universitaires. Originaire de la région de Tokyo, Ikeda s’est installé à Takefu pour devenir un maître de la fabrication de couteaux.
« Il s’agit d’une entreprise familiale dont l’histoire remonte à près de 150 ans, explique Ikeda. Quand j’étais enfant, je regardais mon grand-père et mon oncle forger des couteaux en acier. J’ai eu envie d’exercer ce métier dans cette ville. » Vingt ans se sont écoulés, mais Ikeda affirme qu’il est toujours possible de s’améliorer, tant pour lui-même en tant qu’artisan que pour l’ensemble du secteur.
« Ce qui fait la particularité de ce village, c’est sa culture qui encourage chaque artisan à apprendre auprès des autres, quelle que soit la maison à laquelle ils appartiennent et quel que soit leur âge », explique Ikeda, en précisant que le processus d’apprentissage n’est jamais terminé. « Nous échangeons constamment des idées et des compétences afin de maîtriser notre métier et de transmettre toutes les connaissances et l’expertise que nous avons acquises à la génération suivante. C’est ainsi que le secteur pourra continuer à prospérer. »
À l’instar d’Ikeda, Yoshihiro Yauji représente également la nouvelle génération d’artisans de Takefu. Il s’est donné pour mission non seulement de préserver l’essence même de cet art établi de longue date, mais aussi de le transformer en une pratique commerciale plus durable.
« J’ai choisi la coutellerie comme profession parce que, selon moi, dans l’histoire de l’humanité, les couteaux ont toujours été au cœur de l’artisanat. Sans eux, aucun des métiers que nous connaissons aujourd’hui n’aurait vu le jour, explique Yauji. C’est l’outil père de tous les outils qui a permis à tous les métiers de voir le jour, et ce fait me fascine encore aujourd’hui. »
« Nous devons également nous adapter au climat actuel et notre secteur doit devenir plus productif et efficace, poursuit-il. Certaines parties du processus doivent être examinées et modernisées. Si les jeunes trouvent notre pratique obsolète et sans valeur… alors cette tradition particulière de l’artisanat sera perdue à jamais. »
Texte Shogo Hagiwara / Images Keisuke Ono